L'INFORMATIQUE ET L'OCCIDENT ( Pierre Lévy - in Esprit, No 67-68, juillet-août 1982). MYTHOLOGIE. Dédale inventa la hache et la scie et, le premier, fit apparaître des bras et des jambes sur les idoles de pierre informes et primitives. On lui attribue également la réalisation d'automates et de statues parlantes. Il assassina son neveu par rivalité de métier. Ce meurtre l'obligea à chercher asile en Crète, auprès du roi Minos, pour qui fut dessiné le plan du labyrinthe. Dès le début les techniques de fragmentation, les automates et le labyrinthe sont donc associés. Au terme de notre bizarre itinéraire nous retrouvons la figure de Dédale et son emblème initiatique. Une machine à calculer sert à calculer, certes. Mais au-delà de cette tautologie quelles significations attribuer aux techniques informatiques? Nous pourrions y voir la poursuite du très vieux rêve démiurgique de l'humanité. Non pas imiter la nature mais son créateur. Faire naître la vie hors du sein de la mère. Les ingénieurs en informatique seraient dans la ligne des alchimistes, des kabbalistes et du docteur Frankenstein. Il y a sûrement ressemblance, et peut-être filiation, entre le Golem et l'ordinateur. La statue d'argile (matériel) ne s'anime que lorsqu'on lui enfourne dans la bouche un petit parchemin marqué de symboles ésotériques (programme, logiciel). Cette histoire finit très mal. Le serviteur d'argile échappe à son maître et va semer la terreur dans les ruelles du vieux Prague. Or, sur le front du Golem étaient inscrites les trois lettres de l'alphabet hébreu signifiant: vérité. C'est toujours bien de connaissance qu'il s'agit, notamment celle de l'avenir. L'ordinateur prolonge les têtes oraculaires dont parlent les historiens romains et la Bible et, encore plus loin dans le temps, les statues prophétiques égyptiennes. Le Dieu était censé parler par la bouche de la statue. Bien entendu les archéologues ont retrouvé derrière les piédestaux d'ingénieux systèmes mécanico-acoustiques permettant à un prêtre caché d'aider la divinité à s'exprimer. Ces prêtres étaient donc au courant de la supercherie, de notre point de vue. Mais du leur? Ils étaient certainement persuadés que Dieu prenait possession de l'homme qui manipulait les statues. En dernière analyse c'est quand même Dieu qui tire les ficelles. La série des pantins intermédiaires est simplement un peu plus longue que ne le croit le public. Et ainsi, de nos jours, les programmeurs n'ont aucune volonté de duper qui que ce soit. Ils ne font qu'exprimer une rationalité qui les dépasse. Pour résumer, l'informatique rejoint l'ensemble des pratiques magiques par deux de ses aspects: sa prétention à recréer la vie en dehors des moyens naturels, ses prétentions divinatoires. Autrement dit, derrière la technique il y a du mythe. (...)